« Notre monde devient-il fou, ou suis-je dépassé ? »
Agriculteur à Us (Val-d’Oise), Godefroy Potin est président du Service de remplacement en agriculture d’Île-de-France et administrateur de la FDSEA Île-de-France.
« Dans cet encart de libre pensée, sont légion depuis toujours les coups de gueule des agriculteurs. Ne dit-on pas que les paysans râlent tout le temps ? Est-ce vieillir qui me donne le sentiment de perdre pied ou est-ce les fondations de notre métier qui s’ébranlent ?
Pour moi, l’agriculture, c’est un rêve de gosse : les gros engins, le contact avec la nature, l’effervescence dans la cour de ferme quand il y avait encore les bêtes, l’émasculation des taurillons (on n’a pas tous les mêmes souvenirs !), ou l’effervescence de la moisson… En m’installant, c’est aussi devenu la liberté d’entreprendre, l’autonomie, la préservation du corps de ferme, vivre au rythme des saisons…
Aujourd’hui, j’ai le sentiment d’être dépassé par un phénomène qui a touché bien des secteurs avant notre agriculture : le » mal « de l’immédiateté.
Nous devons être schizophrènes en voulant tout, tout de suite, sans imaginer que ça impose en retour une accélération de nos propres actions.
J’avoue être de ceux qui aiment avoir toujours deux choses à faire en même temps et qui courent après le temps. En parallèle de ce rythme, j’avais un métier sur un temps long, qui évoluait au gré des saisons et qui alternait les moments de stress lors des travaux, et les moments plus paisibles où l’on pouvait laisser pousser ou mûrir.
Aujourd’hui, je ne retrouve plus ces périodes où Dame Nature nous laisse tranquille. Les causes sont nombreuses : les diversifications, l’agrandissement, les cours mondiaux, les aléas climatiques, les riverains, les gens du voyage…
Je me sens vulnérable. La bulle protectrice qui m’isolait des folies du monde dans ma cabine de tracteur, dans ma cour de ferme ou au milieu de ma plaine, s’est bien fissurée.
Nous sommes soumis à tant d’injonctions contradictoires qu’il y a de quoi être déboussolé.
Je pense que nous sommes à un tournant. Notre société se cherche. Certains veulent renverser la table, d’autres préserver leurs acquis. Il va falloir être force de proposition pour que les bienfaiteurs de l’humanité ne décident pas pour nous.
Nous sommes fédérés et nous avons encore un capital sympathie. Soyons persuadés que l’agriculture est source de solutions au changement, aussi bien dans l’alimentation à l’export qu’en circuit court, dans l’énergie ou dans le traitement de certains déchets.
Si nous ne réagissons pas, ce sont les grands groupes, l’administration ou les associations qui nous dicterons la marche à suivre. Il est impératif que nous nous réorganisions. Il faut cibler les organisations qui ont du poids, y faire adhérer les acteurs locaux représentatifs et apporter du bon sens et de l’efficacité dans la construction de projets.
Beaucoup d’entre nous ont des idées mais trop peu vont au bout : trop long, trop de contraintes, trop d’incertitudes… Étant moins nombreux et de plus en plus pris, c’est notre organisation et nos ambitions qu’il va falloir préétablir.
Au hasard, prenons un projet de production locale de légumes. Tout le monde est d’accord pour dire que ce serait super, mais si on veut que ça devienne une opportunité, il va falloir mouiller la chemise et, à la volée :
– assurer un débouché pour sécuriser la mise en route du projet ;
– identifier les zones de production (agriculteurs intéressés, capacité d’arrosage…) ;
– intégrer le territoire concerné au projet en identifiant les groupes influents ou décideurs. Il faut leur démontrer que le projet est suffisamment intéressant pour qu’ils en acceptent les contraintes : il y aura de l’arrosage, il faudra construire un frigo, des véhicules supplémentaires emprunteront les routes des villages… ainsi on peut espérer isoler les opposants ;
– créer le ou les outils de transformation qui permettront de répondre au marché…
Reste à savoir quelle énergie nous serons prêts à mettre collectivement pour faire aboutir les projets, car je crains que s’il ne s’agit que d’initiatives individuelles, nous ne soyons que peu influents. »